Récit #4

La numérisation de l’ensemble des biens et des services n’est plus à débattre depuis la démocratisation de l’hyperverse, désormais même les États et les services publics virtuellement dupliqués tentent de supplanter le physique. Si bon nombre s’en accomode bien volontiers, il semblerait que des mouvements de contestation s’éveillent…


L'An 1.0

L'An 1.0

Se tenant le dos bien droit dans son fauteuil en laine bouclée, Hannah lissa nerveusement son pantalon tailleur, non sans jeter un dernier coup d’œil à son reflet dans le miroir : les filtres en réalité augmentée étaient bien actifs et parachevaient l’illusion d’une tenue sobre mûrement choisie, alors même que, dans la pièce attenante, la chaleur des draps trahissait un réveil précipité et chaotique.

Heureusement que le scan biométrique – étape certes contraignante mais néanmoins obligatoire pour accéder à l’hyperverse – ne détectait pas le rythme cardiaque, la tension artérielle, ou, pire encore, l’haleine matinale ! Comme protégée derrière la façade virtuelle qui épousait sa silhouette, Hannah se sentait plus à l’aise pour aborder son rendez-vous.

Il avait lieu dans vingt minutes, mais cette avance n’était pas de trop quand on connaissait les nouveaux délais de connexion depuis la dernière mise à jour. Une faille de sécurité qu’il fallait à tout prix résoudre sur l’ensemble du réseau semblait-il… La stabilité du système valait bien une expérience de scan plus chronophage.

L'heure vînt et le projecteur plongea un instant le salon dans un bleu roi propre aux interfaces d’attente des services gouvernementaux. Le processus faisait quelque peu grésiller la superposition des apparences et dévoilait par instant les cernes, les cheveux emmêlés, les lèvres rêches, mais ce n’est pas comme si ce genre de détail allait faire réagir M. Cosma : il faisait partie des référents les moins à cheval sur ce type de données à la marge. Tout comme il ne porterait pas de jugement sur ce qu’on décelait du désordre de l’appartement, de la poussière qui flottait doucement dans quelques rayons de lumière artificielle, ou sur des choix audacieux de quelques éléments de décor. M. Cosma était en revanche strict sur la ponctualité et les échanges de politesse de rigueur, ce qui laissait transparaître en filigrane qu’il ne s’agissait là que d’une version vaguement évoluée d’un chatbot, appliquant à la lettre le déroulé d’un entretien administratif lambda. Rébarbatif, mais simple à appréhender, même à huit heures du matin.

La démocratisation des assistants virtuels et robotisés avait même été largement plébiscitée peu après la mise en ligne officielle du service : enfin l’on détachait du stress lié à la paperasse l’angoisse supplémentaire d’être jugé par un pair humain et partial, en capacité d’invalider nos procédures sur un simple malentendu ou sur des biais plus pernicieux. Perçus comme neutre et froids par la majorité, plus personne n’hésitait à s’épancher auprès des chatbots, qui, en contre-partie, prenait note de tout et plus encore, puis déléguaient la répartition et le traitement de ces données aux autorités concernées. Quant à savoir si comment les autorités en question exploitaient ces informations annexes au dossier, le processus était bien plus flou…

« Souscrivez-vous à l’An 1.0 ? »

La question la tira de sa torpeur. Ça ne faisait pas partie du script. Elle a été posée avant même qu’elle ait pu décocher un « bonjour ». Hannah fixa l’avatar de M. Cosma qui restait impassible, suffisamment figé pour créer un silence invitant à la réponse, et suffisamment mobile pour maintenir l’illusion d’une personne humaine.

« Pardon ?

— Je répète ma question : souscrivez-vous à l’An 1.0 ? »

Cette fois-ci c’était sûr, la réponse à cette question déterminerait le reste des échanges. « J'aurais dû me boire un deuxième café… » grommela la jeune femme. Mais qu'est-ce que venait faire l’An 1.0 dans un entretien au sujet de sa déclaration d’impôts ?

« Je ne sais pas, finit-elle par lâcher, apathique.

— Vous ne savez pas si vous souscrivez à l’An 1.0 ?

— Non, je ne sais pas ce qu’est l’An 1.0.

— Votre réponse a été enregistrée. Bonjour ! »

Hannah souleva un sourcil : il semblerait que sa réponse était bien celle attendue par le système. Même s’il s’agissait d’un mensonge. Les chatbots ne détectaient bien heureusement pas les mensonges, du moins pas tant qu’ils ne concernaient pas les informations relatives au dossier. Et s’il leur arrivait parfois de sonder l’historique de recherche en arrière-plan de la discussion lorsqu’ils détectaient des réponses fuyantes ou un comportement douteux, ce n’est pas comme s’ils allaient trouver grand-chose dans ses cookies.

C’est dans une navette autonome qu’elle en a appris l'existence : la radio par défaut de ces engins diffusait les bulletins d’actualités en boucle. Si on n’entendait parler de leur mouvement que de manière confidentielle il y a quelques semaines encore, de plus en plus les médias semblaient s’intéresser à ce qu’ils avaient eux-mêmes baptisé « l’An 1.0 » : des individus, qui, après plusieurs années depuis sa mise en place, choisissaient de contester le bien-fondé de l’hyperverse. Pas de quoi vraiment souscrire à quoique ce soit, mais suffisamment pour éveiller la curiosité d’Hannah.

Pourtant, dès l’annonce de sa mise en place, l'adoption de ce nouveau système fut unanime. Une simplification drastique ? Un seul point de connexion pour accéder à toutes les démarches ? Une garantie d’un suivi transparent de tous les dossiers en cours ? Hannah la première trouvait ça formidable. Enfin l’État se donnait les moyens d’être moderne, en phase avec son temps, et elle ne pouvait pas s’empêcher de ressentir comme une petite pointe de fierté presque patriote de participer à une première mondiale dans le genre. Et les quelques médisants étaient bien rares à émettre des réserves quant au partenariat avec le privé que l’hyperverse avait provoqué…

Étaient-ils responsables de la récente cyber-attaque ? Cela expliquerait les modifications pour le moins surprenantes de cette mise à jour, à commencer par cette question pour le moins réprobatrice. Hannah avait l’impression d’avoir résolu bien malgré elle l’énigme du sphinx, mais que ce serait-il passé si sa réponse reflétait ce qu’elle pensait vraiment ? Mieux valait ne pas réengager la discussion avec M. Cosma sur le sujet, cela pourrait faire planter le rendez-vous.

Il aurait été également de mauvais ton de mentionner les liens que ses amies lui avaient fait parvenir sur leur messagerie chiffrée. Manifestement, elle n’était pas la seule dans son entourage à vouloir se renseigner sans éveiller les soupçons. Oh, elle se gardera bien d’en parler. Elle avait même hésité à ouvrir la vidéo en sachant que la date de son entretien approchait : la dernière fois M. Cosma c’était permis de souligner quelques malheureuses recherches sur les coulisses de traitement en arrière-plan des chats qu’il avait repéré lors du passage en revue du dossier, et reprochant à Hannah, selon ses mots, son « manque regrettable de transparence ».

Toujours est-il qu’une vidéo en particulier avait marqué Hannah. Quelque chose dans le discours, dans le message, dans les revendications.

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« Ne faire de pas ni en avant, ni en arrière, mais simplement un pas de côté, pour finir par être en dehors. Être dans la marge, dans les limbes d’une société d’entre-deux. Ne sommes-nous pas, aujourd’hui déjà, dans les limbes d’un monde qui n’existe pas encore ?

— Mouais. » fit Hannah dans une moue qui trahissait son manque de conviction.

Ce jour-là, c’était sa mère qui lui avait partagé l’url, ce qui l'avait automatiquement rendue sceptique avant même de connaître la nature exacte du contenu. Néanmoins, à en juger par cette introduction, si c’était là tout ce qu’ils avaient à dire suite à leur déconnexion, l’argument lui semblait objectivement faible. Les limbes pouvaient n’être que des limbes, elles n’en étaient pas moins bien confortables. Finalement, ce qui participait si efficacement du succès de l’hyperverse – bien avant que son principe ne soit appliqué aux services publics – c’était tout ce qui flattait notre individualisme : un monde entier d’applications et de services dédiés à achever tous nos besoins et nos envies, qui rend accessible partout et tout le temps ce que l’on est bien prêt à avouer de nos désirs. Par exemple : pouvoir regarder cette vidéo depuis sa douche. Et dessiner des petites moustaches aux personnes grâce à la buée. Qui donc voudrait revenir en arrière ?

Elle s’apprêtait à tout éteindre lorsque l’image se teinta d’une couleur de sable : suite aux premiers témoignages, la vidéo s’était rendue muette, et n’affichait désormais qu’une suite de plans montrant tour à tour un lac desséché, une forêt rasée, et toujours, au centre de chacun de ces plans, des centrales de serveurs, placées là comme si on les avait un jour déposées au hasard depuis le ciel. Difficile de savoir s’il s’agissait ou non de photo-montages mais Hannah crut reconnaître parmi l’une d'elles la façade du centre qui avait accueilli l’inauguration officielle de l’hyperverse par le gouvernement.

Finalement une voix féminine était venue s’ajouter au diaporama qui se poursuivait. « Moi ce qui m’a faite changer, ce sont ces images. Ce qu’on fait subir à la planète. »

« Ce n’est pas parce que c’est dans d’autres pays que ça n’en est pas moins grave. L’État aurait dû demander des garanties plus rigoureuses et plus détaillées au privé avant de s’engager de la sorte. Il aurait dû exiger du privé la stricte transparence sur l’impact écologique, qu’il réclame à nous toutes et tous au quotidien. Il aurait dû exiger que cet impact soit rendu public, soit accessible, soit soumis à l’opinion.

On ne peut plus fermer les yeux sur ce à quoi nous participons involontairement, sur ce que nous encourageons sans le savoir en multipliant nos connexions et nos abonnements payants à des formules dont nous n’aurions pas besoin si le système avait été pensé pour servir la démocratie avant le profit. Les images sont là, les données le prouvent : l’hyperverse nous coûte plus qu’il ne nous apporte. On peut faire encore faire un pas de côté, on peut encore revenir à l’An 1.0, on peut demander au gouvernement de prendre ses responsabilités. »

Tout en écoutant, incrédule, la voix énoncer des convictions qu’elle ne soupçonnait pas, Hannah continuait de fixer ces centrales, toutes semblables, qui défilaient les unes après les autres dans des décors toujours différents – mais toujours dégradés – et leur immuabilité monolithique finissait par les rendre presque menaçantes…

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« Bien, fit M. Cosma en agitant vaguement ses bras, tout est désormais en ordre. Vos dernières modifications ont bien été prises en compte, et le nouveau calcul de votre taux d’imposition vous sera transmis dans 48h. J’ajoute également dans votre agenda un rappel d'envoi de déclaration pour le 24 Novembre 2048. Vous recevrez une notification prochainement. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ? »

L’entretien touchait à sa fin. Même perdue au plus profond de ses pensées, elle avait manifestement réussi à maintenir un échange de façade qui lui avait permise d’avancer dans ses démarches citoyennes. L’hyperverse était indéniablement performant.

« Oui, j’ai peut-être une question.

— Parfait, j'ouvre une section “Commentaires” en annexe. J’écoute votre question.

— Et vous ?

— Moi ?

— Oui vous… Souscrivez-vous à l’An 1.0 ? »


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