Récit #2

Et si la pollution devenait une monnaie ? On imagine ici un futur – à une vingtaine d'années d’aujourd’hui – dans lequel chaque compte bancaire se voit doublé d’un compte-carbone, tenant trace de la pollution générée par notre consommation. Un compte qui n’hésiterait pas à limiter nos actions, en fonction de notre impact. Dans un contexte d’urgence climatique, ce compte va vite devenir un cauchemar pour le héros de cette courte histoire. Devant jongler entre les heureux évènements et les mauvaises surprises, il va tenter de s’en sortir tout au long d’une année qui avait pourtant si bien commencée.


Payable en fumée

Payable en fumée

L'année a été éprouvante pour beaucoup des citoyens. À la crise écologique se sont ajoutées des contraintes économiques très fortes, portées par le nouveau gouvernement. Les quelques extraits du journal tenu par Mathieu Vorger au cours des derniers mois, présentés ci-dessous, aident à mieux comprendre le quotidien des Français pendant cette année si particulière.

Janvier

C’est le mois que je préfère. À tous les points de vue. Le temps est sec, les températures sont agréables sans être trop froides. C’est le meilleur moment pour les balades en forêt. Bien entendu, Papa regrette la neige qu’il voyait tomber régulièrement quand il était môme… mais une température qui ne descend jamais vraiment en-dessous des 13°, ici en région parisienne, c’est tout de même bien agréable.

C’est aussi le mois où on remet les compteurs à zéro. Mon nouveau job a commencé il y a une semaine, avec une très belle hausse de salaire à la clé. Et mon quota-carbone vient d’être réinitialisé, ajusté aux nouveaux objectifs environnementaux du gouvernement. Je sais clairement ce que j’ai le droit de polluer – ma copine n’aime pas que j’utilise cette formule, mais soyons lucides – au cours de l’année. Je suis large, le pays n’affiche franchement pas des ambitions démesurées pour sa décarbonation. L’année des élections, le gouvernement serait dingue de nous mettre sous le nez des objectifs inatteignables.

Février

Hier, c’était la Saint-Valentin. Avec toutes ces bonnes nouvelles qui s’accumulent depuis le début de l’année, je me suis dit que c’était le moment idéal. Un restaurant romantique, une balade en vélo-calèche dans les rues de Paris et… une demande en mariage au premier étage de la tour Eiffel. Elle a dit oui !!

J’ai dépensé sans compter pour l’occasion, aussi bien en euros qu’en carbones. Il faut que je vous explique un peu comment tout ça fonctionne. Pour les euros, vous comprenez bien j’imagine. Les objets, les dîners au resto, les achats de tous les jours… tout a un coût. Ça n’a pas changé, à part que les prix de certains produits ont sacrément augmenté suite au changement climatique et aux pénuries qui en découlent. Logique.

Pour les carbones, c’est plus compliqué. Tenez : les dépenses exceptionnelles – les sorties, les vacances, ou les équipements de la maison – ont toutes un bilan de pollution affiché. Seuls les produits de première nécessité en sont dispensés, pour éviter que cette nouvelle monnaie ne pèse trop sur les classes populaires qui ont déjà du mal à s’en sortir avec la hausse continuelle des prix.

Ce bilan, il est calculé en fonction de ce qu’on a appelé la Bourse d’Urgence Climatique – la BUC – une organisation pilotée par les scientifiques du GIEC qui évaluent l’impact écologique d’une longue liste d’actions nocives pour l’environnement. L’émission de CO₂, la déforestation, l’utilisation de métaux rares… j’en passe. Toutes ces actions ont un coût écologique dont la valeur fluctue en fonction de l’état de la planète et de l’urgence des mesures de protection environnementale. En ce moment, et depuis pas mal de temps, ce sont les émissions de carbone qui coûte le plus cher.

Bref. Chaque entreprise doit désormais livrer, publiquement, son bilan écologique. La liste des actions nécessaires à la conception ou à la fabrication de ses produits, qui est transformée en valeur de production grâce à la BUC. Cette valeur passe de sous-traitants en sous-traitants, jusqu’à présenter le coût final des choses qu’on trouve en magasin. Comme ça, en plus de sa valeur en euros, chaque produit a un coût en carbones, la pseudo unité monétaire de la BUC.

Tout cela est déclaratif, bien entendu, mais obligatoire. Et les contrôles sont assez fréquents. C’est un peu un l’équivalent écologique du Nutriscore qui avait été mis en place il y a quelques années.

La grande différence, c’est que ce bilan-carbones des choses qu’on achète est décompté de votre quota annuel. Ainsi, plus vous consommez, plus vous entamez votre crédit annuel. À vous de gérer !

Avril

Soir d’élection. Sans trop de surprises, le candidat arrivé en tête a gagné grâce à un lot de promesses visant à limiter l’impact de la crise climatique. Le fait que l’élection présidentielle ait lieu au mois d’avril a dû aider. C’est en général le mois le plus tendu côté météo. De grosses vagues de chaleur – 42,8° dans les Yvelines, du côté de Mantes, hier – et ce qu’on appelait autrefois des phénomènes extrêmes. Rien que sur les deux semaines écoulées, on a subi deux alertes rouges aux pluies, deux oranges aux orages et une inondation quasi-continue des voies-sous-berge. Ça fait longtemps que le zouave du pont de l’Alma ne se trempe plus les pieds. Il a été tronçonné et exposé au second étage au musée d’Orsay. Personne ne l’avait vu en entier depuis longtemps.

Nous, on commence à réfléchir au mariage pour le début d’année prochaine. En ça, c’est un gros boulot parce qu’en plus de savoir ce que ça va nous coûter, en argent et en carbones, il faut maintenant qu’on réfléchisse à ce que ça va coûter à nos invités. Mes parents, par exemple, viendront de loin, et il y a des chances que ça leur demande un gros effort sur leur quota. C’est pour ça qu’on préfèrerait organiser le mariage en janvier ou en février. La météo sera belle de toutes façons, et surtout les invités n’auront pas vraiment commencé à entamer leur compte.

Juillet

La région parisienne est invivable à cette période de l’année. En général, Paris est désert et les bords de l’Atlantique sont pris d’assaut. Il n’y fait pas moins chaud, mais là-bas au moins, il y a du vent. C’est supportable et ça reste accessible.

Moi et ma copine – pardon, ma fiancée – on a plutôt décidé de s’envoler. Loin. Sur les plages russes de l’Océan Arctique dont la fréquentation a explosé. Un nouveau paradis sur Terre depuis que l’Islande et les pays scandinaves ont décidé d’imposer un quota de visas touristiques. Pour ça, on a clairement fait péter nos portefeuilles. Pas que les voyages soient particulièrement onéreux, mais vous imaginez bien ce que peut coûter en impact écologique ce type de vacances, même avec les carburants prétendument basse-émission des nouveaux appareils. On en profite, c’est pas si grave. On se serrera la ceinture sur la fin de l’année.

Septembre

La tuile. Celle-là, je ne l’avais pas vu venir. Le nouveau gouvernement vient d’annoncer une baisse globale des quotas-carbones applicable au 1er octobre. Il faut dire que le mois d’août a été particulièrement compliqué. Une vague de chaleur comme on n’en avait pas vécue depuis cinq ou six ans. Plus de 50 000 morts sur l’ensemble du pays et des dégâts importants causés par les feux de forêt aussi bien dans le sud que dans les Ardennes. La forêt de Rambouillet a pratiquement été réduite en cendre. Difficile de ne pas réagir.

Pour l’instant, on ne connaît pas exactement le montant de cette réduction. Mais sur toutes les chaînes d’info, on annonce que ça va faire mal.

Ouais. On va vraiment se serrer la ceinture.

Octobre

Je suis dans la merde. La baisse des quotas a été bien plus sévère qu’on ne l’avait imaginée. Je suis à zéro carbone pour les trois mois qui viennent ! Ça veut dire des pâtes à tous les repas. Et éventuellement des œufs ou du poulet de temps en temps. Les aliments les moins carbonés, et donc dispensés de quotas.

Pour l’instant, on vit sur le quota de ma fiancée. Ça craint. À moins que… À moins que j’arrive à contourner le système. Il y a en gros deux moyens pour ça. On peut toujours se faire payer des trucs par les potes, en utilisant leur propre quota-carbone. Comme se faire inviter au resto quand on n’a plus un rond. Ça fonctionne très bien, les plateformes de paiement sont incapables de savoir si on achète quelque chose pour soi ou pour quelqu’un d’autre. La techno a ses limites. Mais les potes aussi... Ils vont vite me trouver lourd à leur taxer du carbone en permanence.

Sinon, il y a une deuxième méthode… moins légale. En traînant sur le Darknet, on peut trouver des quotas-carbones plus ou moins en libre-service. En fait, des comptes dont les numéros ont été piraté et avec lesquels je pourrais payer quelques-unes de mes dépenses. C’est risqué, mais possible.

En fait, quand les quotas ont été mis en place, il y a eu de grands débats sur la façon de les rendre opérationnels. Le projet touchait de près le métier des banques, mais l’idée de confier cette tâche aux grands groupes de la finance a provoqué une grosse levée de boucliers. Ils avaient déjà du mal à nettoyer leurs actifs financiers « toxiques » comme ils le promettaient depuis des années, alors leur confier une mission de contrôle écologique semblait bien trop… cynique. On a créé une nouvelle administration pour tout ça, le BPCC – la Banque Publique de la Consommation carbone – qui émet pour chaque citoyen une sorte de seconde carte bleue, une application pour smartphone en fait, chargée du quota qui lui est attribué. Quand je passe au supermarché, je dois en fait payer deux fois, une fois avec ma carte bancaire classique, une fois avec l’application carbone. Le système fonctionne – la preuve, je suis dans le rouge – mais il y a parfois des moyens de le contourner : pirater l’app pour modifier le numéro du compte qui lui est associé en est un.

Et vu ma situation actuelle, autant profiter des failles.

Décembre

Ça a marché. Un temps en tout cas. Les cartes trouvées sur le Darknet m’ont permis quelques extras pendant les mois d’octobre et novembre. Une sortie par ci, des fringues un peu classe par là. Et puis, comme ça marchait si bien, j’ai commencé mes achats de Noël en ligne, de quoi faire vraiment plaisir à ma future femme !

Sauf que, a priori, les grandes plateformes de e-commerce collaborent assez bien avec les instances de contrôle de la BPCC. Même si elles ne paient toujours pas leurs taxes en France, elles partagent régulièrement les consommations de leurs clients avec l’administration centrale et il semblerait que la différence entre mes dépenses en euros et les mouvements sur mon quota ait éveillé les soupçons. Un courrier d’avertissement en début du mois, une convocation une semaine plus tard. On m’a donné le choix : une amende monétaire ou une compensation pour tous les carbones que j’ai consommés et qui n’étaient pas réellement à moi. Le choix était vite fait.

Je vais donc passer une grande partie de mes vacances de Noël dans l’ancienne forêt de Rambouillet à réparer les dégâts des incendies de cet été avec quelques volontaires et surtout d’autres fraudeurs au quota-carbone. Parce que oui, désormais on plante les arbres au cœur de l'hiver.

Vivement janvier.


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