Récit #3

Nous sommes en 2029, deux ans après la COP 34 et ses résolutions. Si l’urgence climatique est toujours là, le comportement des jeunes générations a changé. Plus responsables, plus concernés par les dérèglements climatiques, le changement de mode de vie des nouveaux actifs semble cette fois durable. Même si les causes de cette révolution des usages ne sont pas forcément les bonnes.


Le Profil de l'emploi

Le Profil de l'emploi

« Y’en a qui voient la lumière après un accident de voiture, ou après la mort d’un proche… moi, ce qui m’a décidé à changer de vie, c’est une bête panne de métro. Une connerie de panne entre Châtelet et Pont-Neuf un matin où j’allais au taf. On est restés coincés quoi, une grosse demi-heure. Pas grand-chose. La routine. Et pour moi, ça a été une révélation... »

Nous sommes assis à la terrasse d’un café, dans un village à quelques kilomètres de Tours. Leïla me raconte tout ce qui lui est arrivé ces derniers mois. Son changement de vie. Elle fait partie de cette génération qui a décidé de remettre en cause son quotidien, sa consommation, son style de vie – souvent issue de grandes villes – suite à une prise de conscience écologique. Sauf que pour elle, tout ne s’est pas réellement passé comme prévu.

Moi, je suis journaliste. Je fais un reportage sur les gens comme Leïla. Le genre de grand papier qui doit expliquer le comportement des nouvelles générations, leurs croyances, leurs combats, leurs actions. On va appeler ça les Zippies, un mélange de Hippies et de Génération Z. Ça va faire date, ça va peut-être même en inspirer d’autres. Mais d’abord, il faut que je comprenne l’histoire de Leïla et des autres personnes de sa génération.

Leïla occupe ses mains avec l’emballage du petit chocolat qui accompagne son café. Elle lit rapidement la liste des ingrédients avant de reprendre.

« Nan, en fait j’embellis trop les choses. La panne de métro, c’est vrai. Mais c’est pas un flash, comme ça ce qui m’est arrivé. En fait, pendant ces trente minutes, j’avais rien d’autre à faire que zoner sur mon smartphone, et je suis tombé sur un reel qui parlait de Transparent Life, une application développée par je sais plus qui. Vous connaissez ? »

Je réponds oui d’un signe de tête, pour l’encourager à continuer.

« C’est vachement bien fait ce truc. Tu rentres un nom d’entreprise, ou un nom de produit, et ça te donne l’impact écologique réel que ça a. Si j’ai tout compris, ça exploite des données publiques, partagées par les boîtes. »

C’est résumé un peu grossièrement, mais la version de Leïla n’est pas totalement fausse. De manière plus journalistique, je le résumerais comme ça : Transparent Life est née d’une initiative commune des grands pays industriels réunis lors de la COP34. Une édition qui, symboliquement s’était tenue sur une plateforme flottant au-dessus de l’ancienne ville de la Nouvelle-Orléans, submergée par la montée subite de eaux. Cette fois, mené par la Chine, le groupe des pays industrialisés avait acté des décisions très fortes pour lutter contre le dérèglement climatique. Il fallait un engagement commun. Un geste fort.

Une résolution de portée mondiale : les entreprises seraient désormais contraintes, sous peine d’amendes, de publier de manière totalement transparente l’impact environnemental de l’ensemble de leur activité. Énergie consommée, terres artificialisées, rejets polluants, émissions de CO₂… tous ces chiffres devaient maintenant être publics et librement consultables par n’importe quel citoyen ! Seuls les secteurs de l’armement, de l’énergie et de l’espace échappaient à cette obligation, pour des raisons stratégiques.

Les activistes du climat réclamaient de la transparence ? Ils l’avaient désormais ! À chacun d’agir pour la planète en choisissant les produits et les entreprises les plus responsables !

Transparent Life. Ce fut le nom donné à cette résolution. Preuve de la volonté des grands de ce Monde d’avancer pour le meilleur.

« J’ai commencé à parcourir ce truc. Par curiosité. J’y ai d’abord rentré la marque des fringues que j’avais sur moi, pour m’occuper. Et les chiffres que j’ai vus m’ont fait halluciner. La quantité d’eau pour fabriquer mon jean. Et son bilan transport. La vache. J’aurai jamais imaginé un truc pareil. J’ai scanné mon sac à dos. Même chose, rien qu’en transport depuis la Malaisie, le truc était catastrophique !

Vous voyez la suite j’imagine ? Quand le métro est reparti, j’avais eu le temps de faire tout l’inventaire de mon sac. L’ordi, les trucs à bouffer, les p’tits gadgets électroniques que je trimbalais, je sais plus pourquoi. À en croire l’appli, je polluais sans doute autant que la moitié de la population de la Namibie. Ça été un putain de choc… »

Jusque-là, l’histoire était banale. J’imaginais bien que Leïla allait ensuite me parler de ses grandes résolutions. Acheter des marques locales pour éviter la pollution liée au transport. Limiter sa consommation de viande pour éviter celle liée à l’élevage. Limiter ses déplacements en taxi et s’acheter un vélo – produit localement – pour une mobilité plus responsable. C’était une vieille rengaine, cela faisait trente ans maintenant que les jeunes des villes prenaient ces bonnes résolutions les uns après les autres.

Moi-même, au début de ma vie pro, j’avais eu les mêmes aspirations. Manger bio, consommer local, être responsable. Et puis, aujourd’hui, vingt ans après, je suis le premier à loucher sur le dernier smartphone à la mode ou à louer un gros SUV pour partir en week-end. Appelez ça un renoncement si vous voulez. J’appelle ça la vie.

« Rapidement, tous mes potes se sont retrouvés dans la même situation que moi. Ils checkaient en permanence l’impact de leurs futurs achats. Ou de ceux des autres, pour les faire rager. Genre « Tu vas pas acheter ça, t’as vu l’empreinte ? »

Leïla me raconte que rapidement, une forte pression sociale s’est mise en place, en partie due à la transparence des données. Les potes qui se charrient… ça ce n’était pas encore trop méchant. Mais très vite, elle a vu arriver sur ses réseaux sociaux des commentaires d’inconnus. On comparait son dernier repas au restaurant à l’abattage d’un troupeau d’éléphant. Ou la tenue qu’elle arborait sur ses selfies à la déforestation de l’Amazonie.

« C’est à cause de filles comme toi que la planète crame ! » *« S****, c’est la mort de 300 gamins que tu portes sur le dos ! »

Petit à petit, elle avait partagé moins de choses sur les réseaux sociaux, ou limité l’accès à ses comptes pour n’avoir que des collègues ou des amis de longue date parmi ses contacts. Mais même dans ce cercle restreint, les commentaires n’étaient pas toujours les plus bienveillants.

Alors oui, avec la génération Leïla, quelque chose avait changé. Leurs engagements semblaient durer. Les changements d’habitude de consommation avaient eu des effets notables. Certaines grosses multinationales alimentaires avaient vu leurs revenus baisser drastiquement. Et nombre d’entre elles ont un mal de chien à recruter. Mais je n’étais pas convaincu que chacun changeait pour de bonnes raisons.

Je presse un peu l’entretien :

« C’est ça qui vous as décidé à changer de boulot aussi ?

— Ouais. Assez naturellement, je me suis posé la question de l’impact écologique de la boîte dans laquelle je bossais. Une agence de pub. Vous imaginez bien que le bilan n’était pas glorieux, parce que pour ce type de boîte, Transparent Life répercute l’impact écologique des clients. On bossait avec des constructeurs automobiles, des compagnies aériennes. C’était un désastre. J’ai dû y réfléchir deux-trois semaines. Est-ce que je voulais encore être engagé là-dedans ? J’ai démissionné un matin, à la surprise générale. Histoire d’être cohérente, vous voyez ? »

Je vois bien. Certains secteurs – comme la pub, mais pas que – ont subi une véritable hécatombe dans leurs rangs. On raconte des histoires de démissions groupées, de bureaux RH qui ne désemplissaient pas. Je n’ai pas eu de témoignages directs, je me doute que ces histoires gonflent forcément la réalité. Mais elles se basent forcément sur des tendances réelles.

« J’avais deux-trois idées de reconversion. Quelque chose en province pour être plus près de la nature. Quelque chose qui ait du sens, de responsable. Je pensais à un boulot dans une coopérative agricole, ou dans l’aide à la personne. Un truc concret. »

Des histoires comme ça aussi, j’en ai entendu des tonnes. Le retour à la terre.

« C’est là que ça s’est compliqué. J’ai passé des entretiens et j’ai eu pas mal de déconvenues. En fait, les boîtes se sont très vite adaptées à cette question de transparence. D’abord, elles ont pris l’habitude de demander l’accès aux comptes sociaux des futurs candidats. Il n’y avait pas de raison, vous aviez un accès complet au bilan écologique de l’entreprise, elles demandaient à connaître votre style de vie, vos valeurs. Sans ça, pas d’entretien !

Lors d’un premier entretien, le recruteur a commencé à parler de mes qualifications – pas les meilleures, c’est vrai – mais il a très vite dévié pour parler de ma tenue vestimentaire. J’avais mis des habits un peu chics, des trucs de marque…

Il m’a demandé si je m’habillais souvent comme ça, rapport au score écologique du fabricant. J’en ai ri, mais lui avait l’air plutôt sérieux. Je me suis défendu en disant que c’étaient des vêtements que j’avais ressorti pour l’occasion, que je ne m’habillais qu’en friperie. J’ai menti un peu, mais ça avait l’air important. Après, il a parlé de mes dernières vacances dont il avait retrouvé les photos sur mon FaceWall. Une semaine au Mexique. Il a évoqué la dépense carbone liée à l’avion.

L’entretien s’est fini assez vite après ça. Conclusion : mon style de vie n’était pas compatible avec les engagements écologiques de l’entreprise, même si mes compétences n’étaient absolument pas remises en causes.

J’étais atterrée. Un deuxième entretien s’est terminé à peu près de la même façon. Lui avait détaillé mon compte InstaFood et a pointé ma surconsommation de viande et de fruits hors-saison. "Un désastre écologique" pour reprendre son expression. »

Un soupir. Un silence.

« J’ai des potes qui ont persévéré. Ils ont totalement changé de vie, ils mesurent chacun de leurs gestes afin d’être écologiquement employables et de ne pas ruiner la réputation de leur entreprise. Sinon, c’est le chômage assuré. Moi, j’arrive pas. »

C’était donc ça les Zippies ? Une nouvelle génération qui changeait le monde et le rendait plus vert. Certes… Mais si j’en croyais le témoignage de Leïla et de quelques autres, ils étaient loin d’être les révolutionnaires verts que j’avais imaginés… Leïla et ses semblables vivaient sous la contrainte : Soyez verts, sinon pas d’amis et pas de boulot !

Ouais. La même vieille histoire, encore.

« Et aujourd’hui ? Vous faîtes quoi ?

— Aujourd’hui ? J’ai un boulot dans le département Communication d’un grand groupe. Spécialisé dans l’armement. Eux, ils ne sont pas sur Transparent Life, ils s’en foutent que je pollue. »


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